14
— Il me fallut moins d’une seconde pour répondre, reprit Memnoch. (Il haussa légèrement les sourcils et me regarda.) “Non, Seigneur, dis-je, Vous ne feriez cela à personne. Nous sommes toutes Vos créatures. C’est une atrocité, trop horrible, délibérément inventée. Non, Seigneur. Lorsque les hommes et les femmes de la Terre m’ont raconté qu’ils avaient rêvé de pareils tourments pour les méchants qui leur avaient fait du mal ou du chagrin, je leur ai certifié qu’un tel endroit n’existait pas et n’existerait jamais.”
« D’un bout à l’autre du Ciel, des rires retentirent. Tous les anges rigolaient, tous, et, bien sûr, ces rires étaient mélodieux, emplis de ravissement et d’émerveillement, comme toujours ; néanmoins, c’étaient bien des rires, et non des chants.
« Un seul être ne riait pas. Memnoch. Moi. Moi qui leur avais parlé avec le plus grand sérieux, j’étais stupéfait d’avoir déclenché cette hilarité.
« Or, il s’était produit le plus étrange des phénomènes. Dieu, aussi, avait trouvé cela comique, et Il riait doucement avec eux, à l’unisson, donnant le rythme, et c’est seulement lorsque le Sien commença peu à peu à s’éteindre que les autres firent de même.
« “Ainsi, c’est ce que tu leur as dit, Memnoch. Que jamais il n’y aurait un Enfer de l’éternel châtiment des méchants ; jamais ; qu’un tel endroit jamais n’existerait.”
« “Oui, Seigneur, c’est ce que j’ai dit. Je n’arrivais pas à concevoir pourquoi ils avaient imaginé pareil lieu. Si ce n’est qu’il leur arrive parfois d’être très en colère contre leurs ennemis…”
« Les rires fusèrent à nouveau, mais Dieu les fit taire.
« “Memnoch, as-tu bien laissé sur terre toutes tes cellules mortelles ? Tu es en possession de toutes tes facultés angéliques ? Tu n’es pas en train de te conduire en nigaud simplement par habitude ?”
« Je répondis à voix forte pour couvrir les rires continus. “Non, Seigneur. J’ai rêvé de ce moment. Resté séparé de Vous fut atroce. Ce que j’ai fait, c’était par amour, n’est-ce pas ? Vous le savez sûrement mieux que moi.”
« “Je crains que oui, répondit-Il. C’est de l’amour, en effet, indubitablement.”
« “Seigneur, j’ai rêvé que Vous me laisseriez venir à Vous pour Vous expliquer toute l’histoire, et Vous exposer tous les arguments que je m’étais promis d’invoquer depuis la première fois où, rencontrant une Fille des Hommes, je suis allé vers elle. Y consentirez-Vous ?”
« Silence.
« Je ne percevais nul son émanant de la divine présence, mais je réalisai soudain que certains, parmi le bene ha elohim, s’étaient rapprochés de moi. Au début, je crus m’être trompé, ils s’étaient simplement déplacés, déployant leurs ailes à la lumière ; pourtant, je ne tardai pas à me rendre compte que, tout près de moi, se tenait à présent une petite légion, un groupe d’anges, ceux qui, aux confins de la multitude, étaient maintenant poussés dans ma direction.
« Je connaissais bien sûr ces anges, certains plus intimement que d’autres, de par nos débats et nos discussions, et ils arrivaient de tous les rangs. En plein désarroi, mon regard se porta sur eux, puis revint vers Dieu.
« “Memnoch, s’exclama le Seigneur. Ceux qui sont derrière toi, tes cohortes, demandent également que ton souhait soit exaucé, et que tu puisses plaider ta cause dans l’espoir que tu le feras également en leur nom.”
« “Je ne comprends pas, Seigneur.” Mais, aussitôt, dans un éclair, je sus. Je voyais maintenant la tristesse sur leurs visages, et la façon dont ils se collaient à moi, comme si j’étais leur protecteur. En une seconde, je réalisai ce qui s’était passé, que, parcourant la Terre d’un bout à l’autre, ces anges avaient fait la même chose que moi.
« “Pas avec autant de panache ni autant d’invention, précisa le Seigneur. Mais, eux aussi, ont vu chaleur et mystère dans l’accouplement des hommes et des femmes ; et, eux aussi, trouvant que les Filles des Hommes étaient belles, les ont prises pour femmes.”
« Un immense brouhaha s’éleva. Certains riaient encore, pleins d’allégresse, comme si tout cela était un divertissement brillant et nouveau, d’autres paraissaient ébahis. Les Veilleurs qui s’accrochaient à moi, et qui semblaient très peu nombreux en comparaison du bene ha elohim, m’adressaient quant à eux des regards désespérés, voire accusateurs. Un murmure se fit entendre parmi eux.
« “Memnoch, nous t’avons vu le faire.”
« Est-ce que Dieu riait ? Je n’aurais su le dire. La lumière déversait ses immenses rayons sur les têtes, les épaules et les silhouettes ombrées des Séraphins et des Chérubins, et l’amour semblait éternel et constant, ainsi qu’il l’avait toujours été.
« “Dans les tribus de par le monde, mes fils du Ciel sont descendus pour connaître la chair, tout comme toi, Memnoch, quoique, et comme je l’ai déjà dit, avec une aptitude et un désir bien moindres de troubler l’atmosphère compacte de la Nature et de bouleverser aussi délibérément mon projet divin.”
« “Seigneur, mon Dieu, pardonnez-moi”, chuchotai-je.
« Et un même chœur, étouffé et respectueux, se fit entendre parmi ceux qui se tenaient auprès de moi.
« “Mais dites-moi, vous qui êtes là, derrière Memnoch, qu’avez-vous à dire pour votre défense et pour justifier vos actes et vos découvertes ; comment plaideriez-vous votre cause au tribunal céleste ?”
« Le silence fut leur unique réponse. Ces anges étaient accablés devant le Seigneur, n’implorant qu’une chose, le pardon, avec un tel abandon qu’il leur était inutile de recourir à la parole. Et moi, j’étais là, seul.
« “Ah ! Seigneur, dis-je, il semble que je sois tout seul.”
« “Ne l’as-tu pas toujours été ? Toi, mon fils du Ciel, mon ange qui se défie de son Seigneur.”
« “Oh non ! Seigneur, je crois en Vous ! répliquai-je aussitôt, soudain furieux. C’est la vérité ! Mais je ne comprends pas ces choses, et je ne peux apaiser mon esprit et mon tempérament, cela m’est impossible. Non, pas impossible, mais il me… il me paraît malhonnête de me taire. Il serait plus loyal de Vous exposer mes arguments. Ce serait le plus noble de mes actes, et le plus noble que je puisse faire est de satisfaire Dieu.”
« Une grande discorde régnait dans toute l’assemblée – excepté parmi les Veilleurs, qui, n’osant pas se hisser sur leurs pieds invisibles, se tenaient là, ailes repliées au-dessus d’eux, pareils à des oiseaux apeurés dans leur nid. On entendait des murmures, des petites chansons, des mélodies et des rires, et des questions, graves ou anodines, tandis que de nombreux visages étaient tournés vers moi, les yeux emplis de curiosité ou striés de colère, ce qui leur donnait l’air menaçant.
« “J’écoute ta plaidoirie, dit le Seigneur. Mais avant de commencer, rappelle-toi, dans ton intérêt et celui de tous ceux ici présents, que je sais tout. Je connais l’humanité comme tu ne la connaîtras jamais. J’ai vu ses autels ensanglantés, ses danses de pluie, ses sacrifices encore fumants, et j’ai entendu les cris des blessés, des affligés, de ceux que l’on anéantit lentement. Je vois la Nature dans l’humanité comme je la vois dans la sauvagerie des mers ou des forêts. Ne me fais pas perdre mon temps, Memnoch. Ou, pour être plus explicite encore et bien me faire comprendre, ne gaspille pas le temps que je t’accorde.”
« Ainsi, le moment était venu. Je m’y préparai sereinement. Jamais de ma vie, je n’avais ressenti avec autant d’acuité l’importance ou la signification d’un événement. C’était ce que vous appelleriez sans doute de l’excitation, ou de l’enthousiasme. J’avais mon public. Et je n’aurais su douter de moi ! Mais cette légion derrière moi, qui restait étendue et se taisait, commençait déjà à m’énerver ! Et, dans ma fureur, je me rendis compte que tant qu’ils seraient couchés, me laissant seul devant Dieu et son tribunal, je ne prononcerais pas un seul mot. Je demeurai là, bras croisés.
« Dieu se mit à rire, d’un petit rire qui montait lentement, puis le Ciel tout entier succomba bientôt à cette hilarité. Et Dieu dit aux anges déchus, les Veilleurs, “Relevez-vous, mes fils, sinon nous serons encore là à la fin des temps.”
« “Moquez-vous, Seigneur, je le mérite, dis-je. Mais je vous remercie.”
« Dans un grand frottement d’ailes et de robes, je les entendis derrière moi qui se mettaient debout, au moins aussi grands et aussi droits que les courageux humains sur la Terre à nos pieds.
« “Seigneur, mes arguments sont simples, dis-je, et vous ne les ignorez sûrement pas. Je vais vous les exposer aussi clairement et aussi méticuleusement que possible.
« “Jusqu’à un certain stade de son évolution, le primate d’en bas appartenait à la Nature et restait assujetti à toutes ses lois. À mesure que son cerveau grossissait, il devint de plus en plus rusé, et ses combats avec les autres animaux se firent plus féroces et sanglants que jamais, ainsi que le Ciel a pu le constater. Tout cela est la pure vérité. Et, avec cette intelligence, augmentèrent aussi les moyens dont l’humanité disposait pour infliger la souffrance.
« “Mais rien de tout ce dont j’ai été le témoin au cours des guerres, des exécutions ou des pillages de campements entiers ou de villages, ne peut surpasser la violence du royaume des insectes, de celui des reptiles ou des mammifères inférieurs, qui se livraient à des luttes aveugles et insensées pour survivre et perpétuer leur espèce.”
« Je m’interrompis, par politesse mais aussi pour ménager mes effets. Le Seigneur garda le silence. Je poursuivis.
« “Il arriva toutefois un moment où ces primates, qui, entre-temps, s’étaient mis à ressembler si fortement à Votre image, telle que nous la percevons en nous-mêmes, divergèrent du reste de la Nature de manière assez marquée. Et, lorsque la logique de la vie et de la mort leur apparut, cela ne se limita pas pour eux à la prise de conscience d’eux-mêmes. Ce fut loin d’être aussi simple que cela. Au contraire, de la conscience de soi naquit la capacité d’aimer, ce qui était nouveau, et tout à fait contre nature.
« “C’est alors que l’humanité se divisa en familles, en clans et en tribus, unis par la connaissance intime des individualités de chacun, plus que par la simple appartenance à une espèce, et soudés les uns aux autres, à travers la souffrance et le bonheur, par les liens de l’amour.
« “Seigneur, la famille humaine se situe au-delà de la Nature. Si vous deviez descendre et…”
« “Memnoch, prends garde !” chuchota Dieu.
« “Oui, Seigneur”, répondis-je, hochant la tête et m’étreignant les mains derrière mon dos pour éviter de faire de grands gestes. “Ce que j’aurais dû dire, c’est que lorsque je suis descendu pour observer la famille, ici, là et partout dans l’univers que Vous avez créé, et auquel Vous avez accordé une évolution sublime, j’ai vu la famille comme une fleur nouvelle et inouïe, Seigneur, épanouissement d’émotion et d’intelligence qui, dans sa délicatesse, fut arrachée des tiges de la Nature auxquelles elle s’était nourrie, pour se retrouver à la merci du vent. L’amour, Seigneur, je l’ai vu, j’ai senti l’amour que les hommes et les femmes se portaient, à eux et à leurs enfants, j’ai perçu leur aptitude à se sacrifier pour autrui, à pleurer leurs morts et à rechercher les âmes de ceux-ci dans l’au-delà, et à concevoir, Seigneur, un autre monde dans lequel ils pourraient être de nouveau réconciliés avec ces âmes.
« “C’était grâce à cet amour et à la famille, grâce à cette floraison, rare et sans précédent – si créative, Seigneur, qu’elle semblait justement à l’image de Vos créations – que les âmes de ces êtres restaient vivantes après la mort ! Quel autre élément de la Nature peut accomplir pareille chose, Seigneur ? Tout ce que la Terre a pris lui est rendu. En toute chose, Votre Sagesse est manifeste ; et tous ceux qui souffrent et périssent sous Votre voûte céleste sont miséricordieusement baignés par l’ignorance brutale du plan dont l’implication ultime est leur propre mort.
« “Et dans leurs cœurs, riches de cette affection mutuelle, compagne et compagnon, famille et famille, ils ont imaginé le Ciel, Seigneur. Ils se sont représenté ce temps, celui de la réunion des âmes, lorsque leurs parents leur seraient rendus et que tous chanteraient dans la béatitude ! Ils ont imaginé l’éternité parce que leur amour l’exige, Seigneur. Ils ont conçu ces idées comme ils conçoivent leurs enfants ! Voilà ce dont moi, le Veilleur, j’ai été le témoin.”
« Le silence, encore. Le Ciel tout entier était à ce point muet que les seuls bruits audibles nous parvenaient du monde à nos pieds, le souffle du vent, la houle lointaine des mers, et les cris, les cris assourdis des âmes sur la Terre et au Schéol.
« “Seigneur, ils aspirent au Paradis. Et, comme ils imaginent l’éternité, ou l’immortalité, je ne sais laquelle, ils souffrent de l’injustice, de la séparation, de la maladie et de la mort, comme aucun animal ne pourrait l’endurer. Et leurs âmes sont nobles. Au Schéol, ils tendent, au nom de l’amour, à dépasser l’amour et le souci de soi-même. L’amour ne cesse d’aller et venir éternellement entre la Terre et le Schéol. Seigneur, ils ont créé un gradin inférieur pour le tribunal invisible ! Seigneur, ils cherchent à apaiser Votre courroux, car ils savent que Vous êtes là ! Et, Seigneur, ils veulent tout savoir sur Vous. Et sur eux-mêmes. Ils savent, et veulent savoir plus encore.”
« Je n’ignorais pas que c’était là le cœur de ma plaidoirie. Mais, une fois encore, Dieu s’abstint de me répondre ou de m’interrompre.
« “Il m’était impossible de considérer l’être humain comme inférieur à Votre sublime accomplissement, lui qui, conscient de lui-même, pouvait concevoir le temps avec un cerveau déjà suffisamment élaboré pour apprendre et qui évoluait si vite que nous, les Veilleurs, avions peine à suivre ses progrès. Mais la souffrance, le tourment, la curiosité – c’était une lamentation apparemment destinée aux oreilles des anges, et à celles de Dieu, si je puis me permettre.
« “La cause que je suis venu plaider, Seigneur, est la suivante : ne pourrait-on accorder à ces âmes, qu’elles soient terrestres ou au Schéol, une partie de notre lumière ? Ne pourrait-on pas leur donner la lumière, comme on donne de l’eau aux animaux lorsqu’ils ont soif ? Et ces âmes, une fois admises dans la confiance divine, ne mériteraient-elles pas d’occuper peut-être une petite place dans ce royaume qui ne finit jamais ?”
« Le silence semblait tenir du rêve et de l’éternité, comme le temps avant le temps.
« “Peut-on essayer, Seigneur ? Car sinon, que va-t-il advenir de ces âmes survivantes et invisibles, elles dont la force grandissante les condamnera à s’embarrasser plus encore de cette chair, de sorte qu’au lieu d’aboutir aux révélations sur la vraie nature des choses, il naîtra en elles des idées corrompues fondées sur des preuves fragmentaires et une peur instinctive.”
« Cette fois, je renonçai à marquer une pause de pure politesse et poursuivis sur ma lancée.
« “Seigneur, lorsque je me suis incarné, et que suis allé avec cette femme, c’est parce qu’elle était belle, en effet, qu’elle nous ressemblait et offrait un genre de plaisir charnel qui nous est inconnu. Il est vrai, Seigneur, que ce plaisir est infiniment petit comparé à Votre magnificence, mais, Seigneur, au moment où je me suis allongé contre elle, et elle contre moi, et qu’ensemble, nous avons connu ce plaisir-là, cette petite flamme s’est mise à ronronner avec un son semblable à celui des cantiques du Très-Haut !
« “Nos cœurs ont cessé de battre au même instant, Seigneur. Nous avons connu l’éternité dans notre chair, l’homme en moi a su que la femme l’avait connue. Nous avons découvert quelque chose qui s’élève au-dessus de toutes les espérances terrestres, quelque chose de purement divin.”
« Je me tus. Qu’aurais-je pu ajouter ? Enjoliver ma plaidoirie avec des exemples, à l’usage de Celui qui savait tout ? Je me croisai les bras et baissai les yeux, respectueusement, méditant et écoutant les âmes du Schéol, dont les cris lointains, l’espace d’un instant, me troublèrent, me détournèrent de la présence céleste, m’appelant, me remémorant ma promesse et attendant mon retour.
« “Seigneur Dieu, pardonnez-moi. J’ai été pris au piège de Vos merveilles. Et je suis fautif si là n’était pas Votre projet.”
« Une fois de plus, le silence était menaçant, doux, et empli du néant. Un néant que les habitants de la Terre ne peuvent concevoir. Je tenais bon, car je n’aurais rien pu faire d’autre que ce que j’avais fait, et je sentais au fond de moi que chaque mot que j’avais prononcé était sincère et libéré de toute peur. Il m’apparut très clairement que si le Seigneur me chassait du Ciel, ou quoi qu’il fît d’autre, je le mériterais amplement. J’étais Son ange, Sa créature, et à Ses ordres. Et celui qu’il pouvait anéantir s’il le désirait. J’entendis de nouveau dans ma mémoire les cris du Schéol, et je me demandai, ainsi qu’un humain le ferait, s’il allait m’y envoyer bientôt ou s’il me réservait un sort bien plus terrifiant, car la Nature recelait d’innombrables exemples de destructions et de catastrophes atroces ; je savais que Dieu, si telle était Sa volonté, pouvait m’infliger bien des souffrances, puisque j’étais un ange.
« “Je crois en Vous, Seigneur, m’exclamai-je, pensant à haute voix. Car sinon, je serais tombé de tout mon long, comme les autres Veilleurs. Je ne veux pas dire par là qu’ils ne croient pas en Vous. Mais simplement, je pense que Vous attendez de moi que je comprenne la bonté, car Votre essence est bonté, et que Vous ne souffrirez pas que ces âmes pleurent dans les ténèbres et dans l’ignorance. Vous ne souffrirez pas que l’ingénieuse humanité se perpétue sans lui laisser entrevoir le divin.”
« Pour la première fois, Il me répondit, d’un ton doux et dégagé : “Memnoch, tu as fait davantage que de le lui laisser entrevoir.”
« “Oui, Seigneur, c’est ainsi. Mais Seigneur, les âmes des morts lui ont apporté une grande inspiration, et un encouragement, aussi, et ces âmes n’appartiennent pas à la Nature, comme nous l’avons vu, et elles acquièrent de la vigueur de jour en jour. S’il existe une sorte d’énergie, Seigneur, naturelle et complexe, qui dépasse mon entendement, me voilà alors totalement pris au dépourvu. Car il semble qu’elles soient faites de ce que nous sommes faits, Seigneur, de l’invisible, et chacune est particulière, avec sa propre volonté.”
« Nouveau silence. Puis le Seigneur parla : « “Très bien. J’ai entendu ta plaidoirie. J’ai maintenant une question à te poser. Pour tout ce que tu as donné à l’humanité, Memnoch, que t’a-t-elle précisément offert en échange ?”
« La question me fit tressaillir. « “Et ne me parle plus de l’amour, Memnoch, ajouta-t-il. Ni de leur aptitude à s’aimer les uns les autres. Le Ciel est parfaitement informé sur la question et il en convient tout à fait. Mais que t’ont-ils donné, Memnoch ? Qu’as-tu obtenu en retour pour les risques que tu as pris en pénétrant dans leur royaume ?”
« “La confirmation, Seigneur, répondis-je vivement, atteignant la plus profonde des vérités sans la déformer aucunement. Ils ont reconnu un ange sitôt qu’ils en ont vu un. Exactement comme je m’y attendais.”
« “Ah !”
« Un énorme éclat de rire partit du trône céleste, balayant le Ciel entier, une fois de plus, si fort qu’il dut, j’en suis certain, parvenir jusqu’aux oreilles faibles et douloureuses du Schéol. Le Ciel entier était secoué de rires et de chants.
« Au début, je n’osai dire ou faire quoi que ce fût, puis soudain, avec colère, ou, dirais-je plutôt, avec obstination, je levai la main. “Mais je suis parfaitement sérieux, Seigneur ! Pour eux, je n’étais pas un être imaginaire ! Seigneur, aviez-Vous planté une graine à cette fin lorsque Vous avez créé l’univers, pour que ces êtres élèvent leurs voix jusqu’à Vous ? Me le direz-Vous ? Puis-je le savoir, d’une manière ou d’une autre ?”
« Les anges, par petits groupes, s’étaient calmés, leur hilarité ayant fini par décroître, mais elle fut aussitôt remplacée par un doux hommage à Dieu et à Sa constance, en remerciement de la patience qu’il me témoignait.
« Je m’abstins de me joindre à leur cantique. Je contemplai les immenses rayons de lumière infinie qui émanaient de Dieu, et mon propre entêtement, ma colère et ma curiosité s’atténuèrent quelque peu, sans pour autant me plonger un seul instant dans le désespoir.
« “Je crois en Vous, Seigneur. Vous savez ce que Vous faites. Il le faut. Car sinon nous sommes… perdus.”
« Je m’interrompis, abasourdi par ce que je venais de dire. Mes propos outrepassaient de loin tous les défis que j’avais jusqu’ici lancés à Dieu, et toute suggestion que je Lui avais jamais faite. Horrifié, je levai les yeux vers la lumière, tout en me disant : Et s’il ne sait pas ce qu’il fait, et ne l’a jamais su !
« Je portai les mains à mon visage pour empêcher mes lèvres de proférer des paroles inconsidérées, et, de ce fait, ordonner à mon cerveau de faire taire ces pensées téméraires et blasphématoires. Je connaissais Dieu ! Dieu était présent. Et je me tenais devant Lui. Comment osais-je concevoir pareille idée, alors qu’il m’avait dit, “Tu ne crois pas en moi”, ce qui était très exactement son opinion.
« Il me sembla alors que la lumière divine prenait infiniment plus d’éclat ; elle s’étendait ; les silhouettes des Séraphins et des Chérubins rapetissèrent et devinrent presque transparentes ; je fus empli de lumière, et tous les autres anges en furent également envahis, jusque la moindre de leurs cellules, et c’est en totale communion que tous nous ressentîmes l’amour absolu que Dieu nous témoignait, au point que jamais nous ne pourrions en attendre ou en imaginer davantage.
« C’est alors que le Seigneur parla, avec des mots complètement différents, car ils le disputaient à la splendeur de cet Amour qui subjuguait toute pensée. Néanmoins, je les entendis et ils pénétrèrent mon cœur.
« Et chacun les perçut également. « “Memnoch, va au Schéol, dit-Il, et trouve là au moins dix âmes, parmi ces millions d’autres, qui méritent de nous rejoindre au Ciel. Raconte-leur ce que tu voudras pendant que tu les observeras ; mais trouves-en dix que tu jugeras dignes de vivre auprès de nous. Puis tu me ramèneras ces âmes, et nous pourrons ensuite reprendre notre conversation.”
« J’étais extatique. “Seigneur, j’en suis capable, je le sais !” m’écriai-je.
« Les visages de Michaël, de Raphaël et d’Uriel, que la lumière divine avaient presque totalement éclipsés, réapparurent soudain, à présent qu’elle baissait et retrouvait des limites plus supportables. Michaël paraissait effrayé pour moi et Raphaël pleurait. Uriel, quant à lui, semblait se contenter d’observer, impassible, ne s’émouvant ni pour moi, ni pour les âmes, ni pour personne. C’était la physionomie qu’avaient les anges avant que le temps ne commence.
« “Je peux partir maintenant ? demandai-je. Et quand dois-je revenir ?”
« “Quand tu voudras, répondit le Seigneur, et quand tu le pourras.”
« J’avais compris. Si je ne trouvais pas ces dix âmes, je ne revenais pas.
« J’acquiesçai à cette logique délicieuse. Je la comprenais. Je l’acceptais.
« “Tandis que nous parlions, des années se sont écoulées sur la Terre, Memnoch. Ton campement, et ceux que les autres ont visités, sont maintenant devenus des villes ; le monde s’affole sous la lumière céleste. Que puis-je te dire, mon bien-aimé, si ce n’est qu’il te faut à présent gagner le Schéol pour revenir, sitôt que tu le pourras, avec ces dix âmes.”
« J’étais sur le point de parler, de demander : “Qu’en est-il des Veilleurs, cette petite légion derrière moi composée d’anges doux et humbles qui ont connu la chair”, lorsque le Seigneur répondit :
« “Ils attendront ton retour dans un endroit approprié du Ciel. Ils resteront dans l’ignorance de ma décision et de leur sort jusqu’à ce que tu m’aies ramené ces âmes, Memnoch, ces âmes que je devrai trouver dignes de séjourner dans ma céleste demeure.”
« “Je comprends, Seigneur, et je pars avec Votre permission.”
— « Et, sans rien demander d’autre, sans aborder la moindre question quant aux restrictions ou aux limitations, moi, Memnoch, archange et Accusateur de Dieu, quittai immédiatement le Ciel pour descendre dans les brumes, immenses et immatérielles, du Schéol.